3 septembre 1933. Jour fatidique pour le jeune village de Rivière-Bleue ! En effet le feu allait détruire le gros moulin, le Blue River Lumber, acheté en 1930 par Fraser Realties, de même qu’une quinzaine des maisons du village. Celui-ci changera d’aspect puisque les maisons se déplaceront vers »le haut » et le moulin sera reconstruit, mais en plus petit. Des personnages réels et des faits historiques de cet événement voici le conte qu’en a fait Julien Landry pour le 25e de la bibliothèque.
« Mon grand-père Épiphane Poirier, endimanché, se berce sur la galerie, au doux soleil de ce 3 septembre 1933. Il admire les champs d’avoine dorés et le ciel bleu sur lequel se découpe la silhouette de la Blue River Lumber, lieu de son travail depuis quelques années.
Peu de signes de la crise économique dans ce joli village en pleine expansion, aux coquettes maisons disséminées près de la rivière qui lui donne son nom. Épiphane jette un regard sur son petit dernier Alphonse qui joue aux billes, et se dit qu’il est heureux : au même titre que les 130 autres travailleurs du moulin, il gagne bien sa croûte, il a une bonne maison et neuf beaux enfants que lui a donné son épouse Philomène. C’est le cœur léger qu’il se rend à la grand’messe de 9 h 30.
Au domicile d’Alphonse Beaulieu, commerçant et maire du village, ma mère, Jeanne, l’aînée d’Épiphane, sert le déjeuner aux plus jeunes qui n’iront pas communier. Elle entend à la fois les cloches de l’église qui appellent les fidèles à la messe et le sifflet du train qui arrive à la gare avec des visiteurs attendus : les joueurs de la puissante équipe de balle de St-Pacôme, qui viennent disputer l’ultime partie de la saison.
Grand-père se rend à pied à l’église, distante d’environ un mille, avec ses garçons Joseph et Alphonse ainsi que la septième de ses filles, Marie-Anne. Vers 11 heures moins quart, à la sortie de la messe, il salue du chef son voisin et collègue de travail, Léo Dubé tout en croisant un autre jeune qui bat la cadence au moulin, Ernest Thériault.
Pas de bavardage ce matin, il faut retourner dîner et revenir au terrain de balle comme il l’a promis à ses fils.
La foule est nombreuse et partisane envers ses héros, et surtout la vedette locale, Alphonse Beaulieu, M. le maire devrait-on dire. Le valeureux sportif, à l’aube de ses 42 ans, continue à mystifier les frappeurs adverses, mais le futur député a bien dit qu’il en était à sa dernière année. Raison de plus pour ne pas laisser filer ce championnat.
En fin de 2e manche, le héros local évente le 6e frappeur à lui faire face. La foule est survoltée. C’est sous les cris de « Beaulieu, Beaulieu » qu’Alphonse se rend au marbre pour prendre son tour au bâton. Cris repris à tue-tête par le jeune Alphonse Poirier mon oncle, du haut de ses 6 ans !
Là, quelque chose de bizarre se produit ou c’est Épiphane qui se l’imagine : il croit entendre : « Au feu! Au feu ! Et Auguste Bérubé qui gesticule avec Charles Bossé sur la ligne du 3e but, le mouvement de foule se précise, Au Feu ! Au feu ! » Il ne rêve pas, il entend, « le feu est pris au moulin » . Son sang ne fait qu’une tour, il sait sa maison en danger. Il serre de ses mains calleuses les petites mains tremblotantes de Joseph et Alphonse qui ne touchent presque pas au sol tellement court grand-père !Les souvenirs se gravent et s’emmêlent à la fois dans la tête du jeune Alphonse : les chevaux qui hennissent, M. le maire juché sur le marchepied d’une Packard 1929, exhortant de sa voix forte les hommes à se diriger vers le moulin. Les cloches de l’église qui sonnent l’appel, l’immense champignon de fumée dans le pur ciel bleu de fin d’été, et surtout cette peur sur tous les visages.
Le temps semble s’être arrêté mais le feu court vite, trop vite ! Les étincelles ont essaimé de la décharge à bran de scie, aux cages à bardeaux, aux bâtiments, tout le moulin brûle! Il est déjà trop tard ! Il faut sauver les maisons ! Mais avec quoi ? L’aqueduc nous fournit bien l’eau courante, mais les seules pompes disponibles sont au moulin et sont inaccessibles.De guerre lasse, les hommes, dont mon ancêtre, commencent à vider les maisons qui déjà se couvrent d’étincelles. Avec Gédéon Tanguay et Pierre Danais, le père de ma mère entreprend de sortir le beau poêle dont est si fière Philomène. Mal lui en prend, car le feu progresse si vite que le l’Islet demeure bloqué dans la porte et rien d’autre ne peut être sauvé. Pour seuls souvenirs, la table et quatre chaises sortis par grand-maman.
Pendant ce temps chez Monsieur le Maire, maman a vu ce dernier arriver chez lui à la fine épouvante ; il rassure d’un mot Marie-Louise son épouse et agrippe le téléphone : « Passez-moi la station » de dire Alphonse à la téléphoniste ; Pierre Sirois, le chef de gare, dont la voix grésille dans le cornet, a bien compris. Il faut demander dare-dare les wagons-pompes du Canadien national à Edmundston, sinon le village va y passer. Joseph, le fils Beaulieu de 18 ans, a pris sur lui d’aller mettre les chevaux à l’abri.
Vers 16 heures, on entend enfin le tchou-tchou du cheval à vapeur apportant l’espoir. Les habiles sapeurs réussissent à maîtriser l’incendie qui a déjà fait trop de ravages : outre le moulin, près du tiers du village est en cendres. Fumée âcre, chiens qui aboient, les villageois éreintés alignés sur le ruban d’acier, la vision est désolante. « C’est une catastrophe » dit Louis Sirois. « Une lourde épreuve » ajoute le bon curé Belzile, en remerciant les joueurs pacômois qui ont besogné tout l’après-midi à transporter les meubles épargnés par l’élément destructeur. Mon oncle Alphonse, le futur mineur, jette un œil admiratif à son père dont les bras noueux émergent de la chemise qui a déjà été blanche et se dressent vers le ciel : « Il n’y a personne de mort, on a encore nos deux bras, on va se relever, notre village va se relever » de dire grand-père. »
Le jaseur des rivières
(Laurette Beaulieu)
N.B. Ce récit est emprunté au Recueil de nouvelles, Bibliothèque Jacques-Langlais, 2007