Par un beau lundi matin de mi-juillet 1950, un vieil autobus désaffecté prenait à son bord Jean-Marie et Michel. Deux garçons d’une dizaine d’années qui accompagnaient pour une semaine le groupe habituel de bûcherons qui se rendaient au travail dans les chantiers de Pierre Landry Ltée ! Dans les jeunes têtes, tout un programme d’aventures s’échafaudait déjà : de la chasse à l’ours à la pêche à la truite et aux randonnées en forêt espérant voir plein de chevreuils sans oublier les galettes du cuisinier bien sûr !

L’autobus, conduit par le père de Jean-Marie, quitta la cour du moulin Landry, traversa le pont sur la rivière St-François et emprunta le chemin forestier dans l’état du Maine. Une trentaine de milles d’une route cahoteuse et étroite avec des écluses de castors ici et là , des champs de bleuets et des talles de framboises de chaque côté! Après plus d’une heure de trajet, une portion de route en descendant, une autre en montant, on arriva en vue d’une grande surface de terrain déboisé, où s’étendait un campement composé de bâtiments de diverses grandeurs dont certains en bois ronds, d’autres recouverts de papier noir ou de bardeaux, c’était le chantier de Camel !

On se ressentait encore un peu des nausées causées par la route aux courbes serrées, aux côtes un peu raides, mais aussi et surtout par la fumée des Old Gold, Lucky Strike, Chesterfield et Pall Mall qui remplissait l’autobus qui ne réussissait pas, malgré ses fenêtres ouvertes, à s’aérer suffisamment.

Aussi, dès l’arrivée, c’est au pas de course que l’on s’est dirigé vers la cuisine pour prendre une bonne tasse d’eau froide avec une couple de grandes galettes. Quant aux hommes, ils se sont empressés de revêtir leurs vêtements de travail pour ensuite aller prendre un bref mais copieux repas avant de se rendre sur les aires de coupe pour commencer une autre semaine.
La cookhouse est le plus spacieux des camps ; elle loge le cuisinier et l’aide cuisinier. Deux gros poêles à bois y sont installés et servent à la cuisson du pain, de la soupe, et de l’ensemble des repas ainsi que de système de chauffage. Des tables avec bancs intégrés de chaque côté accueillent les travailleurs affamés. Les couverts se composent d’une assiette en fer-blanc placée face sur la table et qui sera utilisée à la fois pour la soupe, le mets principal et le dessert. Une tasse incassable et les ustensiles complètent le tout. En permanence sur la table on retrouve les perpétuels : mélasse, cornichons, ketchup, sucre, sel et poivre. L’eau froide à volonté vient du ruisseau qui coule tout près et le tonneau est toujours tenu plein par les bons offices de l’homme à tout faire !

Le camp des hommes est en fait un dortoir. Des rangées de lits de fer insuffisamment espacés où les bûcherons se retirent une fois la journée de travail terminée et y font un brin de toilette avant le repas du soir. À Camel, il y a deux camps pour les hommes.

L’office, (appelé aujourd’hui bâtiment administratif) , est le plus petit camp, il n’a qu’une porte et une fenêtre. L’office est le point de vente pour l’essence, l’huile pour les scies, les gants de travail, les cigarettes et le tabac à fumer ou à chiquer. Mais c’est surtout le centre névralgique du chantier ! Les discussions concernant le mode d’opération y sont débattues et des décisions importantes sont prises séance tenante ! Enfin, c’est aussi une infirmerie où les coupures et infections mineures reçoivent les premiers traitements. Le foreman et le scaler y ont leurs quartiers. Ce sera aussi le nôtre pour la semaine.

L’écurie abrite les chevaux utilisés pour le halage et sert aussi de hangar pour le fourrage ainsi que pour les différentes pièces d’outillage requises pour les travaux forestiers. Un préposé à l’entretien des bêtes (horseman) s’occupe de leurs besoins et peut à la rigueur remplacer un fer ou soigner une blessure. Une dizaine de chevaux sont de service à cette époque à raison d’un cheval par équipe de travail, je crois. On les utilise principalement pour traîner les billots du lieu d’abattage jusqu’à l’aire d’empilement. Deux ou trois billots peuvent être tirés à la fois quand le terrain n’est pas trop accidenté.

Le site d’empilement est l’endroit où le mesureur et son assistant prennent les données nécessaires pour produire le rapport sur la coupe de bois effectuée et pour établir par le fait même le revenu du travailleur. C’est aussi l’endroit où les camions pourront se rendre aisément pour procéder au chargement du bois coupé que ce soit les billots ou le bois de pulpe.

Restent les toilettes. Deux petites cabanes à l’intérieur desquelles on retrouve un banc avec deux trous bien circulaires de douze pouces de diamètre chacun distancés de deux pieds environ. L’une est près de la cuisine et l’autre près des camps des hommes. Je ne compte pas les encombrer durant mon séjour et Jean-Marie non plus ! Seule la présence des ours trop proches pourra nous y obliger.

Une fois la tournée du campement et des environs rapprochés terminée, l’après-midi est déjà avancé et la consigne de rester à proximité étant assez sévère nous avons attendu l’heure du souper en furetant du côté de l’écurie où s’affairait le préposé aux chevaux. Ce monsieur était un phénomène en soi fort intéressant à suivre et à écouter. Son air bourru n’était en fait qu’une façade et il a été très prodigue de ses conseils sur la sécurité avec les chevaux lors du halage des arbres tronçonnés.

Peu après le repas du soir, alors que les hommes assistaient à une démonstration de scie à chaîne par l’équipe qui l’utilisait sur ce chantier, nous entendîmes une suite de beuglements à glacer le sang. Jean-Marie et moi étions probablement les seuls à ne pas savoir de quoi il s’agissait mais à voir tout le monde courir vers l’endroit où sont déposés les restes de table et autres menus débris, on a vite compris qu’une bête s’y était aventurée et s’était prise dans un piège ! En effet, un ours adulte était coincé dans un piège de fabrication artisanale dont je me garderai de faire la description. L’animal, malgré tous ses efforts et ses cris, ne pouvait se déprendre et se plaignait à raison. Un travailleur armé d’un fusil mit finalement un terme à son supplice mais cet événement a suscité de l’animation et des conversations durant une bonne partie de la soirée et a écourté notre première nuit à Camel !

Pour accéder à notre chambrette, on devait utiliser une échelle faite de branches d’arbres qui nous permettait de rejoindre un réduit à l’entretoit et, une fois sur place, on ramenait l’échelle à nous pour pouvoir redescendre le cas échéant. Et même si l’oubli avant de monter nous coucher pouvait nous réveiller au milieu de la nuit, la crainte de faire face à un ours, en pleine noirceur sur le sentier qui mène à la petite cabine, nous forçait à nous retenir jusqu’au jour ! Nous étions donc doublement soulagés d’avoir à nous lever de si bon matin ! De plus, la chaleur qui régnait dans cet étroit local ne nous incitait pas à faire la grasse matinée !

Après un déjeuner de fèves au lard et de tartes au sucre, mon père, scaler au chantier, nous informe que nous devons faire un voyage de camion pour aller chercher les provisions de nourriture pour la semaine au dépôt de Boat Landing ! Boat Landing est un poste au bord de la rivière St-Jean qui sert à approvisionner les chantiers de ce secteur du Maine, en denrées et autres fournitures nécessaires pour les campements, puisque telle était l’entente, j’imagine !

Le père de Jean-Marie arrive cette fois au volant du camion et nous prenons place dans la dompeuse évidemment, au vent et temporairement à l’abri des moustiques. Une demi-heure de trous et de bosses plus tard et nous voici au bord de la rivière qui est très rapide à cet endroit et nous regrettons de ne pas avoir amené nos lignes à pêcher. Nous nous promenons le long du cours d’eau pendant que les deux hommes procèdent au chargement. On est de retour à Camel pour le dîner heureusement car les voyages creusent. Le repas se déroule presque en silence puisque les bûcheux ne viennent pas pour le dîner. Ils mangent leur lunch rapidement pour ne pas perdre leur rythme et leur temps ! Aussi avale-t-on soupe et dessert presque en même temps !

Histoire de nous distraire un peu, l’aide cuisinier nous prend sous son aile pour l’après-midi. Il nous donne des grand récipients et nous amène dans les talles de framboises à proximité du campement. Il reste avec nous pour éviter que l’on s’éloigne et aussi au cas où un ours rôderait autour de notre secteur. La mise en garde n’était pas superflue et les souvenirs de la veille étaient encore bien présents ! La cueillette fut prodigieuse, les plats débordaient après une couple d’heures et le cook de bonne humeur demanda à son adjoint de les mettre en pudding pour le repas du soir !

Comme à chaque soir après le souper, les hommes se retrouvent au centre du campement entre l’office et la cuisine et discutent de leur journée de travail en fumant et en badinant! La scie à chaîne est un sujet d’actualité mais des doutes subsistent encore concernant sa fiabilité dans des conditions d’utilisation extrêmes ! On s’entend toutefois pour dire que c’est l’outil de demain !

Un peu plus tard, un travailleur se présenta à l’office avec une blessure à un doigt. La coupure est assez importante et saigne sans arrêt. Mon père, qui a toujours avec lui, onguent, liniment, pilules Dodds pour les reins et toute une pharmacie, adore traiter les blessures légères et se fait un devoir de prendre au sérieux toute douleur où qu’elle soit. Pour contrer l’infection possible il a une préférence pour une petite bouteille de désinfectant iodé et, après une généreuse application, les cris et autres discours catholiques du blessé l’informent qu’il y avait effectivement infection mais qu’elle est maintenant sous contrôle ! Une bonne catin complète le traitement et le lendemain matin, le patient sera en pleine forme et prêt pour une autre journée de sciotte !

Il ne faut pas compter trop de temps après que les hommes eurent regagné leur camp pour que le concert de ronflements, de grognements et d’autres bruits étranges se fasse entendre. La fatigue l’emporte sur tout le reste cependant et personne ne se formalise de ces détails !

Aujourd’hui, nous accompagnons mon père dans sa visite des secteurs de coupe. De voir à l’œuvre les bûcherons dans leur quotidien était en fait une activité importante de notre vacance. Rien que de les regarder faire nous donnait des frissons. Le sifflement de la hache, le bourdonnement de la scie et le fracas de l’arbre qui tombe étaient presqu’aussi spectaculaires que la visite de « Beauce Carnaval » et de ses manèges !

Une équipe seulement utilisait la scie mécanique sur ce chantier. Les deux hommes étaient jeunes, vigoureux, grands et forts. C’était impressionnant de les voir manoeuvrer cette machine lourde, bruyante, encombrante qui avait en plus l’air tellement dangereuse. Pourtant, ceux qui la manipulaient pendant un certain temps, convenaient que c’était l’outil idéal et avaient pleinement confiance en sa rentabilité. Leur production comparée leur donne raison mais les efforts déployés au cours d’une journée de travail étaient énormes et les travailleurs méritaient leur salaire à coups de sueurs et d’épuisements.

Il faut savoir que dans une forêt encore à peine dégagée, le bûcheron doit ouvrir un périmètre de travail à la hache. Cet espace permet aux deux hommes de l’équipe de circuler assez librement pour pouvoir scier l’arbre avec leur godendart (espèce de grosse scie qui se manie à deux). Ils auront auparavant calculé la longueur de l’arbre à abattre et pratiqué une encoche pour le faire tomber au bon endroit afin de réduire les difficultés d’ébranchage, de tronçonnage et de halage dans des terrains embarrassés et souvent en pente.

Quant au cheval, sa valeur est inappréciable ! C’est un membre de l’équipe à part entière et la plupart du temps il se rendra seul avec sa charge de billots pour attendre au site d’empilage qu’un des travailleurs le déleste. Il s’en reviendra aussitôt seul au poste de halage. Jamais une plainte, jamais un refus !

Le travail n’est pas terminé une fois les arbres tronçonnés rendus à l’aire d’empilage ! On doit aussi couper les pitounes en 4 pieds et les écorcer pour ensuite les corder en 4 X 4 X 8. À leur tour, les billots sont coupés en 12′ ou en 16′ et empilés proprement. Ce qui facilite le travail de mesurage tout en étant conforme à la norme des forêts de l’état du Maine. Du travail au sciotte, à la hache, au godendart, à l’écorceuse manuelle et au crochet à pitoune pendant une dizaine d’heures consécutives sans plus de repos que le temps de boire une gorgée d’eau, de manger un sandwich et de tirer une touche. (En juillet, il était interdit de fumer en travaillant à cause des risques de feu ! ) On pouvait comprendre qu’une fois la journée de labeur complétée, le repos était fort mérité et les soirées ne s’éternisaient pas bien au-delà de la brunante !

Jeudi, sur la recommandation de l’aide cuisinier, nous avons testé, (pour la pêche) le ruisseau qui fournit l’eau au campement et à notre surprise les truites (nous tairons le nombre pour ne pas ameuter les autorités) étaient d’une taille très respectable compte tenu de la profondeur de l’eau. Il faut dire que le cuisinier faisait dessaler ses morues pour le repas du vendredi dans l’endroit même où ça mordait le plus, coïncidence sans doute ! On a avalé nos truites au repas du vendredi (maigre jeûne par obligation) !

Le samedi midi est arrivé en coup de vent, on aurait voulu demeurer encore un peu mais l’autobus est déjà là ! Les hommes, satisfaits de leur semaine, avaient fait une toilette sommaire qu’ils compléteraient une fois rendus dans leur foyer avec toutes les commodités qui leur faisaient défaut ici. Ils avaient tous hâte de passer recevoir leur paye et ensuite profiter de la courte fin de semaine auprès des leurs !

Ce petit voyage au milieu des vacances avait un côté instructif que les écoles ne pouvaient nous enseigner. Gagner sa vie en 1950 n’était pas une sinécure et les bûcherons comme tous les travailleurs qui avaient une responsabilité de famille, avaient à cœur de faire le maximum pour leur donner l’essentiel ! Les efforts, les sacrifices, les peines étaient monnaie courante et la satisfaction n’était pas une garantie !

Plus de soixante années ont passé ! Jean-Marie est parti ainsi que la plupart des travailleurs qui ont sué sang et eau à Camel ! Les deux jeunes grands et forts sont toujours là, et pour eux, si Camel était un chantier comme ils en ont connu tant d’autres, pour moi c’était la grande école, celle qui t’apprend la vie, la vraie !

Le jaseur des rivières
(Michel Montgrain)