En janvier 1920, les États-Unis votent la loi sur la prohibition, ce qui interdit la vente et la fabrication de toute boisson alcoolisée sur leur territoire. Le Québec est la seule province où la vente d’alcool n’est pas interdite. Beaucoup de distilleries s’implantent. Plusieurs voient dans la contrebande un moyen rapide et somme toute facile de faire de l’argent. Au début de la prohibition, les zones frontalières avec les États-Unis sont les portes d’entrées naturelles pour la contrebande. Elles sont très peu surveillées et plus particulièrement dans les zones rurales.

La région du Transcontinental est très bien située pour le commerce avec les États-Unis par sa frontière commune et par la présence du chemin de fer. Rivière-Bleue sera le point central de ce commerce. Situons d’abord Rivière-Bleue, ce petit village paisible du Québec qui a été fondé vers 1915. Ce village est à 540 kilomètres au nord-est de Montréal, à la frontière Canado-Américaine, une rivière et un lac séparent les deux pays. À cette époque, la localité est vouée à un avenir prometteur. La population atteint près de 2000 personnes ; cela s’explique par la présence de nombreuses scieries dans la localité. À la même époque, un homme s’installe à Rivière-Bleue pour ouvrir un restaurant et une petite entreprise d’embouteillage de liqueurs douces.

Cet homme, c’est Alfred Lévesque, le bootlegger local. Celui-ci fait venir de la boisson à Rivière-Bleue afin d’en faire la distribution dans la région immédiate, au Nouveau-Brunswick, aux États-Unis et un peu partout dans la province. On raconte qu’il aurait été en relation avec le célèbre Al Capone. Au début, il s’agit d’alcool maison de mauvaise qualité acheté ou fabriqué dans la région avec des alambics de fortune. Mais prenant de l’expérience, il la fait venir des Îles St-Pierre-et- Miquelon. Il possède trois goélettes avec lesquelles il apporte l’alcool sur les rives du Saint-Laurent ou sur les côtes des Maritimes. Il faut entreposer cette précieuse marchandise. Il y a un entrepôt à Estcourt Maine, c’est une maison aux murs creux et aux plafonds armoires. À Rivière-Bleue, sa résidence sert de cache. Il y aurait eu des tunnels et des cases sous la maison, on parle d’un tunnel qui se serait rendu jusqu’à la voie ferrée. Notre homme a plusieurs employés qui s’occupent du transport. Transport qui se fait par chemin de fer, caché dans des wagons de bois des scieries locales ; on en fait aussi en voiture. Les automobiles dont on se servait avaient été volées, repeintes et on avait enlevé les numéros de série. Pour ce faire, on se déguise en prêtres, religieux ou autres personnages, on camoufle la boisson dans des cercueils, barils de pommes, etc. Il y aurait même eu livraison par avion sur le Beau Lac, lac qui sert de frontière avec les États-Unis. Toutes les ruses sont propices pour pouvoir vendre la boisson aux États-Unis.

Alfred Lévesque et son épouse

Résidence d’Alfred Lévesque

Ce qui se vend au début, c’est un alcool plus fort et moins cher, le « Hand Brand », qu’on offre en contenant métallique de 2.5 gallons. Le bootlegger paie 3$ la « canisse » (2.5 gallons) et la revend 7$ parfois diluée de moitié, c’est très payant. D’ailleurs, M. Lévesque paie bien ses hommes qui ont le choix d’être payé en argent ou en boisson pour les esclaves de la dive bouteille. Par exemple, une livraison dans la Beauce rapporte 4,00$ au préposé, soit la moitié du salaire d’une semaine dans un moulin à scie. La distribution est même faite dans les contenants avec les étiquettes officielles de la Commission des Liqueurs après l’institution de celle-ci. Cet homme avait de très bons contacts semble-t-il. Plus tard de l’alcool de plus grande qualité sera vendue. Celui-ci en provenance de St-Pierre et Miquelon est approvisionné par les grandes distilleries canadiennes (Bronfmann). Les profits sont alors plus importants car quelques bouteilles peuvent rapporter une centaine de dollars. Un événement démontre l’importance du trafic. En 1924, les douaniers américains saisissent 1500 bouteilles de whisky et arrête le bras droit de Lévesque. Celui-ci engage 400 bûcherons à 10$ par jour et maintient le poste de douane en état de siège. Deux douaniers sont blessés et le tout se règlera par l’arrivée des polices provinciales et le paiement d’amendes. 1 « Alfred Lévesque a affirmé au journaliste George Mars qu’il avait une association secrète avec 2000 petits contrebandiers au NB et au Québec incluant une flotte de 500 voitures. La contrebande d’alcool lui rapporte alors 2 millions de revenus. La moitié ira au salaire de ses employés et à sa protection. » À cette époque, la réputation de Lévesque est grande dans l’Est du Québec et le Nouveau-Brunswick.

Nos contrebandiers locaux étaient généreux et participaient aux diverses activités sociales. C’était pour eux un moyen d’écouler leur marchandise. Ils avaient beaucoup d’amis dans la région et étaient considérés comme des débrouillards.

À partir de 1930, le trafic ralentit considérablement. C’est à ce moment que les États-Unis adoucissent leur loi sur la prohibition et qu’Alfred Lévesque est emprisonné. Après son arrestation, son frère prend la relève mais on ne livre plus rien aux États-Unis. Beaucoup de petits revendeurs ont leur alambic et produisent eux-mêmes leur boisson. Petit à petit, le réseau se démantèle, une page d’histoire se termine.

Collaboration Dominique Landry et Denis Landry

Ce texte a pris plusieurs références de LA RÉGION DU TRANSCONTINENTAL À L’HEURE DE LA PROHIBITION publié par la Chambre de Commerce de Rivière-Bleue en 1983 sous la recherche de Charlotte Caron-Robichaud et de Bernard Ouellet

  1. Langlois, Yann, (avril 2004), « Société historique du Madawaska 50ième anniversaire » , Revue de la société historique du Madawaska, p. 54