J’avais sept ou huit ans à l’époque, c’est-à-dire vers les années 1952-53… Moi et mon frère Julien allions souvent au magasin général du Père Laforest faire des commissions, comme cela se disait dans le temps. C’était pour notre mère, quand elle avait besoin des éléments de base pour cuisiner… et pour cuisiner, oui, elle en cuisinait un coup ! Avec une marmaille de neuf enfants les chaudrons n’avaient guère le temps de chômer, tout autant que les pannes à galettes, assiettes à tartes et moules à gâteaux, sans oublier la rangée de pain frais quotidien sur le réchaud du poêle à bois. Celui-là ronflait à journée longue dans la cuisine trépidante d’activités de toutes sortes, le seul lieu commun de la famille étant la cuisine.
En ces temps-là, le Père Laforest décorait son magasin général à partir du 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception et jour de congé pour les écoliers. Moi et mon frère Julien allâmes donc chez le Père Laforest, comme d’habitude ; lui et les quelques aînés qui jouaient aux dames en placotant nous taquinèrent quelque peu !
Sur le comptoir s’étalaient plein de bonbons multicolores et autres confiseries, arrivées récemment de la ville, par train, avec un de ces étranges commis voyageurs qui se tenaient soit à l’Hôtel Gauthier, soit à l’Hôtel Malenfant, le temps de leur séjour dans notre petit village de Rivière-Bleue. Nous remarquâmes aussi avec intérêt et envie les belles guirlandes miroitantes suspendues au plafond du magasin général… Jamais de notre vie nous ne pourrions posséder de si belles guirlandes… nous disions-nous dans notre petite tête d’enfant !
Notre regard tomba alors sur un IMMENSE bas de Noël suspendu près de la vitrine du magasin, juste à coté du régime de bananes, plus souvent qu’autrement chargé de bananes trop mûres. Ah, quel beau bas de Noël ! Plein à déborder de toutes ces choses que moi et mon frère choisissions à la cachette dans le catalogue EATON, tout en sachant bien que ce n’était qu’un rêve ! Voyant notre intérêt et… notre convoitise, le Père Laforest nous expliqua gentiment que ce bas géant… à nos yeux… serait tiré le 24 décembre. Il fallait juste remplir un coupon et le mettre dans la grosse caisse de beurre vide, modifiée à cet effet, sur le comptoir, et ce, à chaque fois que l’on achetait chez lui. Jusqu’au 24 décembre, six heures tapant, comme il disait !
De retour à la maison, nous racontâmes à notre mère que nous allions sûrement gagner ce fameux bas de Noël : ce ne pouvait être que nous ! Elle ne semblait pas partager notre enthousiasme, mais elle nous dit que l’on pouvait toujours espérer et que : « C’est le BON DIEU qui arrangera tout ça » . Ah qu’il en avait des choses à voir, LUI, à cette époque… même les bas de Noël !
Alors, moi et mon frère Julien on s’appliqua à remplir le fameux petit coupon avec ferveur et ceci à chaque visite. Ce pourrait même que quelques commissions se soient faites chez le Père Laforest au détriment d’Archie Michaud… et ceci, à l’insu de notre bonne mère !
Plus le 24 décembre approchait, plus nous étions convaincus que nos prières seraient exaucées et que le bas de NOËL du Père Laforest serait nôtre. Enfin, le 24 ! Comme d’habitude cela sentait bon le jambon, selon la recette de ma mère, qui cuisait pour le réveillon, après la messe de minuit, avec plein de beignes et autres pâtisseries sans oublier les inévitables tourtières au fumet alléchant !
Hélas, 6 heures est venu et… rien. Personne n’a appelé chez le voisin pour nous aviser que nous avions gagné le bas de Noël… Mais soudain, vers 6 heures trente, on cogne à la porte… pourtant on n’attend pas de visite… Ah ! Mais c’est la petite voisine, celle chez qui on pique parfois des groseilles, moi et mon frère Julien… Mais elle ne le sait pas, c’est tant mieux ! Tout essoufflée elle explique que, juste tantôt, Monsieur Laforest a tiré notre nom pour le bas de Noël. On n’en croit pas nos oreilles, alors, séance tenante, notre père s’en va chercher le précieux bas de nos convoitises.
Mais à son retour nous déchantons vite : après avoir discuté avec notre mère il nous explique qu’il va donner ceci et cela à la petite voisine, vu qu’ils sont une grosse famille, et pas riches eux aussi, et que c’était parce qu’elle était présente au tirage aussi qu’on gagnait ! Finalement le fameux bas fut amputé de près de la moitié de son trésor et prit le chemin de la famille voisine !
Depuis ce temps nous avons découvert que nos parents voulaient nous faire comprendre que le vrai trésor du bas de Noël du Père Laforest, c’était le partage de ce que tu as, même si tu as peu. Et que le vrai sens de NOËL se trouve dans la famille regroupée autour de la naissance d’un ENFANT À BETHLÉEM, il y a 2000 ans, et nous aussi aujourd’hui !
Le jaseur des rivières
(Marcel P. Landry)